La conférence de Bandung (avril 1955) : la naissance du Tiers Monde
La conférence de Bandung réunit, du 18 au 24 avril 1955, sur l'île de Java en Indonésie, vingt-neuf États d'Afrique et d'Asie. Elle marque l'émergence sur la scène internationale des pays anciennement colonisés. La rencontre, fortement médiatisée, est dominée par les grandes figures du Tiers Monde : Nehru, Zhou Enlai, Nasser et Sukarno. Après une semaine de débats et de discours parfois contradictoires, le communiqué final opère un compromis entre les différentes tendances - communiste, pro-occidentale ou neutraliste : le rejet de la domination coloniale et du racisme s'accompagne d'un appel à une coopération entre les pays du Sud. Si les résultats effectifs sont donc limités, la portée symbolique est en revanche riche d'avenir : pour la première fois, les pays de l'hémisphère Sud se réunissaient sans la présence de ceux du Nord et tentaient de construire une nouvelle force internationale non alignée sur l'Est ou sur l'Ouest.
Le président indonésien, Sukarno, entre Zhou Enlai et Nasser | Nasser, Premier ministre égyptien | Le Pandit Nehru et Indira Gandhi, sa fille à Bandung |
Bandung ou la fin de l'ère coloniale
par Jean Lacouture
En 1955, les damnés de la terre réinventent le monde.
Longtemps, ils ne furent que des taches de couleur sur les cartes symbolisant les empires coloniaux. C'est à Bandung, en Indonésie, en avril 1955, que cette moitié de la planète devint le « tiers-monde ». Nombre de participants étaient déjà au pouvoir, comme le Chinois Zhou Enlai, le Yougoslave Tito, l'Egyptien Nasser, l'Indien Nehru ou l'Indonésien Sukarno. D'autres se battaient encore pour l'indépendance, à l'instar du Front de libération nationale d'Algérie, du néo-Destour de Tunisie ou de l'Istiqlal du Maroc. Au total, vingt-neuf Etats et trente mouvements de libération nationale allaient, à Bandung, changer le cours de l'histoire. Un demi-siècle plus tard, Jean Lacouture se souvient de cette « aurore ».
Il est fort possible que pour la grande majorité des jeunes gens nés au temps de la guerre froide (1949-1989) et de la structuration de l'empire américain, le mot de Bandung ne dise plus grand-chose et que le nom de cette jolie station climatique de Java, en Indonésie, résonne comme celui de quelque conférence ou bataille oubliée entre Yalta (1945) et Dien Bien Phu (1954). Mais, pour beaucoup d'entre nous qui sillonnions le monde un stylo à la main et en poche quelque visa périmé ou falsifié, ce nom, deux ou trois décennies durant, a signifié beaucoup, et d'une certaine façon symbolisé une époque : l'âge d'une certaine décolonisation, du reflux des empires par d'autres voies que la guerre totale, et une possible réinvention du monde.
S'il fallait, considérant la seconde partie du XXe siècle, choisir une dizaine de dates ou d'événements qui ont représenté un changement de cap dans le cours de l'histoire, entre la mort de Staline en 1953, qui mit un terme à la phase belliqueuse du communisme, et la chute du mur de Berlin en novembre 1989, qui marqua la fin de la guerre froide, en passant par la paix de Genève de 1954 (fin de la guerre française d'Indochine), la crise des missiles de Cuba de 1963, qui fit surgir l'hypothèse de la guerre nucléaire, l'explosion de la bombe H chinoise en 1967, le désastre américain à Saïgon en 1975 et le surgissement, avec l'ayatollah Khomeiny, de l'islam combattant en 1979, on devrait retenir ces quelques jours du mois d'avril 1955 où, à Bandung, à une heure d'avion de Djakarta, plus de la moitié de l'humanité fut représentée en concile pour proclamer la fin de l'ère coloniale et l'émancipation de l'homme de couleur, d'Asie ou d'Afrique.
Cliquer sur la carte pour la télécharger au format PDF
Il est difficile aujourd'hui de se faire une idée du retentissement de cette « conférence du bout du monde », qui rassembla les représentants d'une large fraction du genre humain (beaucoup plus large qu'à Versailles en 1919 ou même qu'à Yalta en 1945). Non qu'elle ait changé la face de la Terre ni qu'elle ait fait beaucoup progresser l'émancipation des Africains, mais parce qu'elle prit l'allure d'états généraux de la planète, une sorte de 1789 de l'humanité.
Léopold Sédar Senghor (1) parla à son propos d'une gigantesque « levée d'écrou ». Citant Electre, de Jean Giraudoux, le géographe Yves Lacoste assure que Bandung, « cela s'appelle l'Aurore ». Et c'est en relation avec cet événement que l'économiste Alfred Sauvy devait inventer l'expression « tiers-monde » – dont la paternité est souvent attribuée à l'ethnologue Georges Balandier, qui fut en l'occurrence son éditeur et, me semble-t-il, l'avait déjà employée devant moi.
Faisant référence au début de la Révolution française et au fameux texte d'Emmanuel Joseph Sieyès : « Qu'est-ce que le tiers état ? Tout. Qu'a-t-il été jusqu'à présent dans l'ordre politique ? Rien. Que demande-t-il ? A devenir quelque chose (2) », Sauvy désignait comme « tiers-monde » l'ensemble des peuples d'Asie et d'Afrique qui, n'appartenant ni à la « noblesse » européenne ni au « clergé » américain, détenaient une part immense des ressources humaines et matérielles de la planète et entendaient le voir reconnaître par les deux « mondes » capitaliste et communiste.
Ce concept, largement récupéré par un certain libéralisme éclairé, en tout cas par les divers courants de la social-démocratie, sera vite dénoncé comme un faux-fuyant, un concept en caoutchouc par les militants révolutionnaires d'un « afro-asiatisme » qui ne saurait se situer à mi-distance entre le capitalisme et le marxisme-léninisme. Les deux prolétariats, celui des ouvriers et celui des colonisés, n'étaient-ils pas dissociables ?
Un « gigantesque jamboree » afro-asiatique
D'ailleurs, il ne faut pas confondre le « tiers-mondisme » tel qu'il émergea de Bandung, résurrection des colonisés tout de même entraînés par des hommes comme Zhou Enlai (3), premier ministre de la Chine communiste, et « non-alignement », stratégie qui fut l'objet, six ans plus tard, en septembre 1961, à Belgrade, autour du maréchal Tito, d'une conférence qui, indépendamment de la question coloniale, visait à coordonner les comportements des divers Etats (4) allergiques aux embrigadements de type atlantique aussi bien que soviétique. La conférence de Bandung, où siégeaient de sonores alliés de l'Ouest – Sri-Lankais (on disait encore alors Cinghalais), Pakistanais, Turcs, Irakiens –, manifestait la fin de l'ère coloniale. Celle de Belgrade, six ans plus tard, était une apologie du neutralisme ou plutôt du « non-alignement ».
Ceux-là mêmes qui avaient d'abord choisi de se moquer de ce « gigantesque jamboree » afro-asiatique lurent bientôt avec surprise le reportage de l'envoyé spécial du Monde, le très perspicace – et modéré – Robert Guillain :
« De cette conférence, on écrit déjà en Europe et en Amérique que c'est la conférence de la révolte, révolte asiatique et africaine, révolte antiblanche. Je crois vraiment que ce n'est pas cela. Voilà une révolte qui, vue de près, n'apparaît pas si farouche, des révoltés plus radoucis qu'on ne pense. Est-ce à dire qu'il ne faut pas prendre la conférence au sérieux ? Au sérieux, si, mais pas au tragique. Cette fête en brun, jaune et noir, où les visages blancs sont absents, est bien un événement de notre époque... Mais c'est précisément une fête bien davantage qu'un complot. Et il faut dire en faveur de ces inventeurs indonésiens que c'est ainsi qu'ils ont compris la réunion. Enregistrons au moins ceci au point de départ : la conférence afro-asiatique assure, par la voix de ses organisateurs, qu'elle ne veut pas être un rassemblement racial, une machine de guerre contre l'Occident, un commencement de bloc antiblanc (6). »
Et de parler d'un saisissant désir, moins de « modération » que d'« unité », et bientôt d'une sorte de « SDN », Société des nations afro-asiatique. Ces « damnés de la Terre » ne rêveraient-ils pas au paradis plutôt qu'à la revanche ? Ce sera le leitmotiv de presque tous les correspondants au cours de ces sept jours de concertation.
Non que les invités d'Ahmad Sukarno, dont Jawaharlal Nehru, le très prestigieux premier ministre de l'Inde, soient tous acquis à un esprit de sereine neutralité. Après tout, le second personnage dominant de la conférence est le premier ministre de la révolution chinoise, qui ne se dit pas encore culturelle et n'a pas encore pris ses distances (au moins publiques) avec Moscou et les post-staliniens, mais qui n'en a fini que depuis deux ans avec la guerre de Corée et soutient hardiment le Vietnam du Nord, ici représenté par Pham Van Dong, contre Washington. A son côté surgit, en plein virage vers la gauche, l'Egyptien Gamal Abdel Nasser, auprès duquel accourt M. Hocine Aït Ahmed, l'un des chefs historiques de l'insurrection algérienne qui a commencé le 1er novembre 1954.
En face, le parti « pro-américain » est bruyamment représenté par les Turcs, les Irakiens du pacte de Bagdad (7), les Pakistanais, les Cinghalais, qui tenteront, les premiers jours, de dénoncer toute forme d'influence marxiste de part et d'autre du canal de Suez. L'un des rares incidents de cette paisible conférence sera même provoqué par une tentative de dénonciation du colonialisme soviétique. Mais dans l'ensemble, le climat resta serein, les porte-parole des grands Etats se refusant (pour la grande déception de tel Maghrébin, comme le Tunisien Salah Ben Youssef) à faire de la conférence un tribunal où comparaîtrait la France africaine, moins bien protégée alors que sa rivale britannique contre les campagnes anticolonialistes.
Si Nehru avait fait figure, à l'origine, de père ou d'inventeur de la conférence, considéré non seulement par ses amis britanniques mais par les Etats-Unis et la France comme le garant d'une relative modération, évitant les débordements furieux et les plus violents procès anticolonialistes, le rôle dominant fut bientôt confisqué par Zhou Enlai, le premier ministre chinois, qui s'imposa comme le pivot (et l'animateur) de la conférence. Comme dix mois plus tôt, à Genève, lors de la conférence indochinoise, Zhou Enlai se posa en grand diplomate modérateur, virtuose du compromis et prodigue en sourires.
Tous les témoins de Bandung le rapportent : le plus proche compagnon de Mao s'imposa dès les premières heures comme le maître du jeu, donnant le ton et lançant les idées. Lesquelles pourraient, à une ou deux exceptions près, se résumer à un principe : l'idéologie ne saurait inspirer les démarches de ce congrès multiforme et pluriethnique, ne visant qu'à dissoudre le colonialisme dans un immense bain de paix.
Un incident marqua pourtant cette symphonie consensuelle, que ne troublèrent ni les réquisitions anticolonialistes des Maghrébins, ni la mise en accusation assez rhétorique d'Israël par le colonel Nasser et ses collègues syriens et libyens. Incident provoqué par le « parti américain » – en l'occurrence le premier ministre cinghalais, Sir John Kowetawala –, qui adjura le congrès de ne pas se laisser accaparer par la dénonciation exclusive du vieux colonialisme de type franco-britannique et de se mobiliser tout autant contre le nouveau, celui que l'Union soviétique aurait imposé à l'Europe orientale...
Tollé quasi général... Plusieurs délégués, dont trois porte-parole du monde arabe, se dressèrent pour déclarer qu'il s'agissait d'une provocation, que la conférence n'était pas réunie pour « écouter la propagande de M. John Foster Dulles » (le secrétaire d'Etat américain, qui parlait déjà de la « lutte du Bien contre le Mal ») et que, de plus, concernant une conférence afro-asiatique, « l'accusation était hors du sujet ». Sir John se le tint pour dit, non sans savoir que cette algarade lui vaudrait des félicitations et des crédits quelque part...
Zhou Enlai avait fait naturellement chorus avec les dénonciateurs de la « gaffe » du Cinghalais. Mais, pendant la suspension de séance, on le vit se concerter avec Sir John Kowetawala, lequel devait, non sans satisfaction, rapporter que le Chinois lui avait fait entendre qu'« il y avait des choses intéressantes dans [son] intervention »... Le maître de la diplomatie chinoise ne se contenta pas de poser ainsi quelques jalons en vue du développement de la stratégie antisoviétique, qui devait prendre sa configuration publique dix ans plus tard. Il amorça, en direction des Etats-Unis, à propos de l'île de Formose (actuellement Taïwan), une manœuvre annonçant celle qui devrait prendre forme avec M. Henry Kissinger, à propos du Vietnam, au début des années 1970 – manœuvre qui prit d'autant plus de relief qu'elle s'effectua le quatrième jour, alors que la conférence semblait s'essouffler.
Zhou Enlai la ranima en donnant à entendre que la question de Taïwan pouvait être réglée de façon pacifique, notamment par la neutralisation de la zone où était d'ailleurs programmée l'évacuation des îlots de Quemoy et Matsu par les forces américaines. Pour peu que Washington ne s'obstine pas dans le soutien personnel à Tchang Kaï-chek (8), une solution pacifique du problème de la grande île pourrait être envisagée.
Si cette suggestion fit passer sur l'auditoire réveillé par le diplomate chinois un souffle très encourageant, avant d'être favorablement commentée à Londres et Paris, elle fut tout simplement ignorée par ses destinataires. Les services de John Foster Dulles voulurent n'y voir qu'un piège. Ce qui était peut-être vrai. Mais à force de ne voir que griffes sur les mains tendues, les stratèges américains se préparaient des lendemains amers.
Le fait était bien là : écouté ou non par Washington, le chef de la diplomatie chinoise s'était imposé comme le maître du jeu de la conférence groupant les représentants de près des deux tiers de l'humanité. Par sa bonne grâce, aussi bien que par ses démarches officielles, par sa modération formelle aussi bien que par le maniement du langage de la paix, le compagnon de Mao Zedong avait ouvert une voie royale à la diplomatie chinoise, sans trop s'engager dans le soutien du Nord-Vietnam qui, un an après le partage de Genève, n'avait pas encore commencé sa grande opération de récupération du Sud. Opération que le Chinois n'était pas très pressé de voir aboutir... Comme François Mauriac avec l'Allemagne, Zhou Enlai aimait tellement le Vietnam qu'il préférait qu'il y en ait deux...
A lire aujourd'hui les comptes rendus de la conférence de Bandung, on est frappé du flou, pour ne pas dire du creux de ces échanges. Autant d'ailleurs que de leur retenue. Ceux qui, plus tard, liront les reportages consacrés aux débats de la Tricontinentale (9) ne manqueront pas de les comparer à ceux de Bandung, pour relever qu'entre-temps les décolonisés et autres « dominés » s'étaient forgé un militantisme plus véhément. Les historiens pourraient s'attacher à des parallèles entre, d'une part, le passage du ton des Constituants de 1791 à celui des Conventionnels de 1794, et de l'autre, la dynamisation des propos de 1955 à 1965...
Absent de Bandung parce que mon métier de correspondant me retenait alors au Caire, je ne peux m'exprimer comme témoin de cette immense « Convention » des peuples colonisés (ne pas oublier que, dix ans plus tôt, l'Inde était encore une colonie de Sa Majesté et que la révolution chinoise ne l'avait emporté qu'en 1949, soit moins de six ans auparavant...). Pour ne parler ni du Vietnam toujours divisé, de la Corée encore fumante, de l'Indonésie caporalisée, de la pauvre Birmanie...
Mais de la conférence de Bandung, il m'est possible de donner un reflet plus exaltant. Vers le 15 avril, au Caire, j'avais vu s'envoler pour l'Indonésie un Gamal Abdel Nasser peu entouré, très tendu, fort inquiet de la tension qui régnait à la frontière avec Israël, préoccupé par la perspective de devoir désormais, pour ses achats d'armes (encore assez modestes), passer de ses marchands de l'Ouest à des fournisseurs de l'Est, au risque de s'attirer les représailles de Washington. Certes, la gauche égyptienne, jusque-là fort réservée à son égard – à quelques exceptions près – commençait de former des « comités Bandung », à l'université notamment. Mais elle en avait été d'abord mal récompensée, le départ pour l'Asie du premier ministre égyptien ayant été marqué par l'arrestation de plusieurs dirigeants marxistes, comme pour montrer à l'Occident que le voyage en Extrême-Orient n'avait pas de signification idéologique.
Dix jours plus tard, la presse égyptienne, et plus encore internationale, n'ayant cessé de mettre en lumière le rôle joué à Bandung par Nasser – qui, pour des raisons qui tenaient moins à ces brèves interventions qu'aux égards dont il était l'objet au point de paraître, après Zhou Enlai et Nehru, comme le « troisième grand » du concile –, le leader égyptien recevait au Caire un accueil d'autant plus triomphal qu'il contrastait avec la discrétion de son départ.
J'ai vu souvent s'enflammer les rues du Caire, au temps où le mot d'ordre nassérien « Cesse de baisser la tête, ô mon frère, les temps de l'humiliation sont passés » s'étalait sur d'immenses banderoles portées par la foule. C'est alors, dans les derniers jours d'avril 1955, que la capitale égyptienne entra dans une longue transe qui devait culminer avec les funérailles du Raïs, quinze ans plus tard.
L'« aurore » des peuples domestiqués
Ce retournement, plus passionnel qu'idéologique d'abord, prit tout son sens quand on apprit que, de la prison où les avait jetés Nasser, les dirigeants de la gauche militante lui adressaient un message de félicitations – que la presse officielle pourtant peu soucieuse de les mettre en vedette, publiera... Cas vraiment rare d'hommage au geôlier surgi des prisons !
C'est aussi l'époque où, au sein des « comités Bandung », se lient deux jeunes militants marxistes, Baghat Elnadi et Adel Rifrat, qui publieront quelques années plus tard La Lutte des classes en Egypte (10) signée d'un nom commun, « Mahmoud Hussein », devenu familier à tous ceux qui portent intérêt à l'histoire sociale et culturelle de l'Orient arabe.
En dépit de la faiblesse de son contenu idéologique ou même stratégique, la conférence de Bandung fut bien une « aurore » pour les peuples domestiqués. Moment d'histoire plutôt que producteur d'histoire ? Ces sept journées de palabres et de démarches furent plus riches d'effervescence que d'idées et de projets concrets. Mais, tout de même, le rapport de forces international en était modifié : rudes rebuffades à l'adresse des Etats-Unis, rejet dans l'ombre de Moscou, durs procès du système colonial français, émergence vigoureuse de la Chine... L'après-Bandung ne rejoint pas les attentes des révolutionnaires du tiers-monde, mais le tiers-monde est là désormais, non plus seulement chair à exploiter et fournisseur de matières premières...
Lié au grand cérémonial de Bandung, le concept de tiers-monde a certes perdu, depuis un demi-siècle, beaucoup de son rayonnement. L'un des meilleurs esprits de cette génération (la nôtre...), qui vécut ces heures-là avec une sorte d'exaltation, Paul-Marie de La Gorce, récemment disparu, en dressait voilà vingt ans déjà un bilan mélancolique : « Beaucoup d'espoirs sont déçus, beaucoup d'illusions évanouies, beaucoup de prédictions démenties par l'histoire. La mode, comme toujours excessive, est maintenant au désenchantement et au scepticisme : le tiers-monde n'aurait résolu aucun de ses problèmes, ni la faim, ni le sous-développement, ni la désunion ; les expériences socialistes y ont tourné en dictatures tropicales, et les expériences capitalistes en corruption cosmopolite. Aucun "centre de pouvoir", aucun "pôle" international, en tout cas, n'y seraient nés. Et il est remarquable qu'en France ait eu quelque succès le livre de Pascal Bruckner, Le Sanglot de l'homme blanc, où débordent amertume, aigreur et rancœur, et où tout anticolonialisme, tout effort pour comprendre le tiers-monde ou lutter contre le sous-développement paraît assimilé à un sentiment de culpabilité, à la haine de soi et au masochisme (11). »
Que l'on prenne ou non au sérieux les états d'âme (ce dernier mot, ici, paraît aventuré...) de quelques intellectuels du monde parisien, le fait est que, de Bandung à la guerre d'Irak, en passant par les éliminations de Che Guevara et de Mehdi Ben Barka, la défaite du nassérisme, la stérilisation de la victoire vietnamienne et l'horreur khmère rouge, ce qu'on appelait le « tiers-monde » a perdu beaucoup de sa valeur morale autant que de ses vertus stratégiques.
La dislocation du camp socialiste, la grande querelle sino-soviétique y sont pour beaucoup, mais aussi les ruses médiocres du néocolonialisme français en Afrique et, plus encore, le surgissement de l'intégrisme des ayatollahs et de son avatar terroriste, ruinant entre autres la révolution algérienne. Et pourquoi ne pas dénoncer l'enfermement des élites locales dans l'affairisme, la bureaucratie satisfaite et la hantise policière ?
Bandung ne sera-t-il dans la mémoire des hommes qu'une illusion perdue ? La prise de la Bastille a d'abord engendré l'Empire, la Restauration, la guerre. Et puis enfin la République. Le système Bush est bien fait pour susciter, tôt ou tard, d'autres Bandung...
Jean Lacouture
Jean Lacouture : journaliste, écrivain et historien. Auteur, entre autres, de Gamal Abdel Nasser, Bayard/BNF, Paris, 2005.
(1) Léopold Sédar Senghor (1906-2001), homme d'Etat et écrivain sénégalais.
(2) Emmanuel Joseph Sieyès (1748-1863), Qu'est-ce que le tiers état ?, brochure éditée à Paris en janvier 1789.
(3) Dans les documents récents, le nom de celui qui fut premier ministre et ministre des affaires étrangères de la Chine populaire s'écrit Zhou Enlai, selon la graphie officielle. La transcription latine de l'époque était Chou En-lai.
(4) A Belgrade, un premier pays d'Amérique latine, Cuba (où la révolution l'a emporté en janvier 1959), rejoint les Etats « non alignés » d'Afrique et d'Asie.
(5) Lire Sukarno : « Les objectifs de la conférence de Bandung », discours d'ouverture de la conférence, Le Monde diplomatique, mai 1955.
(6) Le Monde, 27 avril 1955.
(7) Le pacte de Bagdad, traité de défense mutuelle, signé le 24 février 1955 entre l'Irak et la Turquie, rejoints par le Royaume- Uni, le Pakistan et l'Iran<
A découvrir aussi
- Algérie (1830-1962) : de la colonisation à l'indépendance - Curiosphère.TV - INA
- Sékou Touré, l'indépendantiste guinéen qui a dit "non" à De Gaulle
- Corrigé "La déclaration d'indépendance de la République démocratique du Vietnam (1945)"
Inscrivez-vous au blog
Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour
Rejoignez les 8 autres membres