nautilus

"Mémoire" J-M Colombani, Le Monde, 28/01/2005

Mémoire

éditorial de Jean-Marie Colombani, Le Monde du 28 janvier 2005.


Ce qui frappe, derrière la particulière solennité de la célébration du 60e anniversaire de la libération du camp d'Auschwitz, derrière l'émotion collective palpable qu'elle suscite, derrière la multiplicité des récits, c'est un sentiment d'urgence. Car les témoins directs s'en vont. Petit à petit nous quittent celles et ceux qui peuvent encore dire "l'entière, l'horrible vérité", celles et ceux qui, selon l'expression de l'un d'eux, Elie Wiesel, se sont assigné "l'absolue nécessité de raconter".

Face à l'incompréhensible "trou noir d'Auschwitz", pour reprendre le mot de Primo Levi, il y a la mémoire, celle des morts, que nous restitue le chef-d'œuvre de Claude Lanzmann, Shoah, celle que perpétuent les monuments, à Berlin, à Washington, désormais à Paris. Cette mémoire est indispensable pour que l'on puisse connaître l'espèce humaine, telle qu'elle s'est révélée dans les camps nazis, même si on ne peut pas comprendre.

Monuments indispensables : une chose est de dire, d'enseigner, que 76 000 de nos compatriotes juifs ont été déportés, dont 2 500 sont revenus ; une autre est d'éprouver, physiquement, la présence des suppliciés gravée dans le marbre du mémorial de la rue Geoffroy-l'Asnier, à Paris. Mémoire des survivants, car avec leur disparition progressive se profile le risque d'une dilution de ce qui doit rester gravé à jamais : le crime perpétré contre les juifs d'Europe et les Tziganes. Auschwitz est un séisme d'une telle magnitude que, plus le temps passe, plus ces mémoires sont et seront à même de le mesurer.

Crime unique, irréductible, par sa cible, les juifs, désignés pour la seule et unique raison qu'ils "étaient" ; de même qu'était unique, sans équivalent dans l'histoire de l'humanité, la machine d'anéantissement de masse mise au point par les nazis. De cette barbarie, le camp d'Auschwitz-Birkenau reste le site symbole, ces 40 km2 d'une gigantesque usine de mort. Cinq millions cent mille juifs ont été mis à mort - un tiers des juifs d'Europe.

C'est précisément parce que ce crime-là reste indicible, incompréhensible - "On ne comprendra jamais la Shoah ni la passivité des démocraties", relève encore Elie Wiesel - que les rescapés ont longtemps pensé qu'on ne les croirait pas et qu'ils se sont, un temps, abstenus de raconter. Dans un bouleversant témoignage confié au Monde 2 (publié dans les éditions datées du 29 janvier), admirable de force et de sobriété, Simone Veil, déportée à Auschwitz à 16 ans, en mars 1944, confie l'effarement ressenti dès l'entrée dans le camp. "Nous ne pouvions pas imaginer", écrit-elle. A l'entrée d'un camp nazi tout juste libéré, à la fin de l'hiver 1945, le commandant en chef des forces américaines en Europe, Dwight Eisenhower, avait expliqué : "Je suis venu délibérément afin d'être en position de témoigner de ces choses si jamais il devait y avoir, à l'avenir, une certaine tendance à dire que toutes ces "allégations" - sur les camps de concentration - étaient de la propagande."

Les historiens et d'immenses témoins, l'Italien Primo Levi, le Hongrois Imre Kertesz, ou encore les Français Robert Antelme et David Rousset, parmi beaucoup d'autres, ont raconté, documenté, répertorié l'œuvre de mort commise par les nazis. L'Histoire avait déjà connu des tentatives de génocide - celui des Arméniens au début du XXe siècle - avant la Shoah ; elle en a connu d'autres après, au Cambodge et au Rwanda.

Mais nous vivons dans la mémoire d'Auschwitz, en ce sens que le monde a tenté de s'organiser et continue d'être organisé, autant qu'il est possible, pour empêcher le retour de la barbarie. C'est ainsi, en partie, qu'est née l'ONU, en 1945, et qu'ont été jetées les bases d'un nouveau droit international ; c'est ensuite, en 1948, la création d'Israël ; c'est aussi, dès les années 1950, la volonté d'unifier l'Europe ; c'est enfin l'émergence d'un devoir d'ingérence. C'est une route qui, dans la foulée du tribunal de Nuremberg, chargé de juger les chefs nazis, a conduit à l'installation du Tribunal pénal international. C'est une route qui, au fil des ans et malgré maints retours en arrière, a permis que soit ébauché un droit international, organisé autour de l'imprescriptibilité de certains crimes : crimes contre l'humanité, génocides ; prohibition de la torture, des déplacements forcés de populations ; interdiction de la fabrication de certaines armes, jusqu'au traité de non-prolifération nucléaire.


"Plus jamais ça"


"Nous devons considérer Auschwitz comme l'un des éléments fondateurs de la communauté internationale d'aujourd'hui, explique le Polonais Bronislaw Geremek, et notamment de l'Union européenne, en ce sens qu'elle a été imaginée comme une réponse à l'expérience de l'Holocauste." Evidemment, ce travail n'a pu exister que fondé sur la reconnaissance du passé. De ce point de vue, le retour sur ce passé, qu'a accompli l'Allemagne démocratique, mérite d'être salué.

Les massacres n'ont pas cessé, bien sûr : des millions de victimes du soviétisme à celles des guerres coloniales (dont la guerre d'Algérie), en passant par le goulag chinois et tant d'effroyables guerres civiles. Mais du moins s'est-on attelé à dessiner un ordre international, dont l'origine est bien l'effroi éprouvé à l'ouverture des portes des camps de la mort, il y a soixante ans.

Dès lors que les conflits résultaient d'explosions - le plus souvent ethniques -, internes à tel ou tel ensemble national, la logique née en 1945 a permis d'imaginer, puis d'appliquer un "devoir d'ingérence". Comment ne pas vouloir absolument continuer sur cette route, même si les échecs n'ont pas manqué ? Les Européens en savent quelque chose, qui assistèrent trop longtemps passifs au retour de la barbarie lors de la dissolution de la Yougoslavie.

Notre réalité est celle-ci : chaque fois que l'on a cru bon de contrevenir aux principes de la Charte des Nations unies, de s'éloigner de l'ordre rêvé en 1945, ce fut pour reculer ; et, à chaque régression, la porte entrouverte a été celle d'un possible retour à "ce qu'on ne pouvait pas imaginer". La nécessité n'est donc pas seulement de préserver, de faire vivre la mémoire d'Auschwitz, au nom du "plus jamais ça" ; il ne s'agit là, en quelque sorte, que du "minimum vital" que l'on doive exiger. La nécessité est aussi de continuer à affirmer la singularité de la Shoah. Il est indispensable de reconnaître cette unicité si l'on veut connaître notre propre espèce et être en mesure de se défendre contre le renouvellement de ce qu'on "ne pouvait imaginer".

C'est la condition pour maintenir en vie l'idéal de civilisation qui a présidé au meilleur de ce qui a été accompli depuis 1945 - même si cela le fut si imparfaitement. Plus on laissera s'altérer cette mémoire, comme le redoutait Eisenhower, plus on acceptera que soit galvaudée ou relativisée la Shoah, plus on doutera de son unicité, plus on abaissera les barrières posées à la Libération.

Gardons à l'esprit ce visage de martyr peint par Zoran Music (lui-même déporté), cette tête décharnée, ce regard qu'aucun mot ne peut décrire. Music a écrit au bas de ce tableau : "Nous ne sommes pas les derniers !" [1]


Notes

[1] "Camarades, je suis le dernier", avait crié un détenu, pendu avant la libération du camp d'Auschwitz.
"Nous ne sommes pas les derniers", lui répond Zoran Music en 1970.



08/08/2008

A découvrir aussi


Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 8 autres membres