La construction de la mémoire de la Shoah en France par Kathy Hazan.
La construction de la mémoire de la Shoah en France
Par Kathy Hazan.
Membre de l'équipe A. Wieviorka. Travaille à l'OSE.
Auteur de l'ouvrage « Les orphelins de la Shoah »
aux Belles Lettres
Il y a eu dans l'immédiat après-guerre une occultation de la singularité de la déportation des Juifs, une non-reconnaisance, causée par le triomphe de la mémoire de la Résistance.
· Le silence sur la Shoah après-guerre.
On constate une absence totale de référence à la Shoah après-guerre. Le camp de référence alors est Buchenwald et non Auschwitz. Rien sur Birkenau. Pourquoi ce silence à la fois individuel (les rares paroles aux proches sont les plus souvent allusives), familial et générationnel ?
o Au niveau national on veut opérer la réconciliation nationale et, en la refermant, faire de Vichy une simple parenthèse. Le gaullisme et le communisme incarnent alors la France de la Résistance nationale qui fait silence sur la participation de Vichy à la Shoah. Dans un univers mental tourné vers l'universalisme progressiste, la construction d'une mémoire résistante et patriotique est le principal obstacle à la reconnaissance de la Shoah. Les cartes de résistants ne sont pas attribuées aux personnes ayant sauvées des Juifs.
o Les Juifs eux-mêmes rejettent une distinction comme déporté racial qui les marginaliserait dans la société française de la Libération. Les victimes de la Shoah sont alors désignées comme « mortes pour la France ». L'unicité de la communauté juive n'existe pas en France. 124 organisations la représentent. Les Juifs rescapés sont comme dans un état de sidération. 10% des familles juives changent de nom (Bloch/Dassault). On veut cacher le fait d'être juif. C'est le déclin de la figure de l'israélite français, un des modèles de l'intégration républicaine « à la française ». Les Juifs de France choisissent l'intégration. Cependant, la prise en charge des enfants de déportés par des familles ou des associations juives limite cette aspiration. Très peu d'orphelins seront secourus par l'Assistance publique. Les Juifs sont obsédés par la résurgence de l'antisémitisme. Dans un contexte de pénurie des logements, récupérer les biens spoliés, un appartement par exemple, devient problématique.
o Les Juifs et la Mémoire : la création du mémorial du martyr juif inconnu
§ Le peuple juif est souvent présenté comme un peuple de la mémoire. Le terme « se souvenir » est présent plus de 160 fois dans la Bible. Le souci de la connaissance de l'histoire est apparu chez les Juifs au XVIIIème en Allemagne.
§ En 1957 est ouvert le Mémorial du martyr juif inconnu, un rituel laïque comparable avec celui du culte républicain du soldat inconnu. Tous les ans, en deux fois 24 h, est lue la liste des noms des 76 000 déportés juifs de France.
o La mémoire du génocide, en rétractation après-guerre, prend deux formes.
§ Le modèle consistorial. Le consistoire des Juifs de France devient un organe culturel communautaire associant religion et patrie.
§ Le modèle marxisant qui exalte la figure des Juifs comme combattants du nazisme. Elle commémore par exemple les combattants du ghetto de Varsovie. La sculpture de Nathan Rapoport qui orne le monument à la mémoire du soulèvement du ghetto de Varsovie a été fondue en France.
· La Construction de la mémoire de la Shoah en France et en Israël et aux Etats-Unis.
On peut dire qu'elle obéit à un rythme transnational en France, en Israël et aux Etats-Unis. Le procès Eichmann, en 1961, est une charnière.
o De 1945 à 1961. La mémoire de la Shoah n'intéresse personne. Confinée dans quelques groupes restreints, personne ne l'écoute. Pourtant dès le drame même, certains ont voulu garder des traces. Le CDJC est créé dans la clandestinité à Grenoble par Isaac Schneerson en 1943, pour préserver sans attendre toutes les preuves possibles des différents aspects du martyre juif. En 1980, c'est le CDJC qui a transmis à la justice le télex de Barbie annonçant la liquidation de la maison d'Izieu. L'idée d'un mémorial en Israël naît en 1942. Mais c'est l'incompréhension qui domine. Les rescapés voient qu'une barrière de sang les sépare des autres. Primo Levi ne rencontre aucun lecteur. Si c'est un homme, publié en 1947 ne se vend pas et le livre finit au pilon. Pourtant les rescapés raciaux de la déportation ne sont qu'une poignée. Ils représentent 2 à 3 % des 75 000 déportés juifs. Tandis que 40 % des déportés politiques sont revenus.
En Israël, en 1949, 1/3 des Israéliens sont des rescapés de la Shoah, mais ils gardent le silence, craignant d'offrir l'image du Juif courbant l'échine dont les pionniers ne veulent pas. Une inflexion se produit cependant dans les années 50 avec la publication du livre de Léon Poliakof, Le Bréviaire de la haine,. Yad Vashem est créé en 1953.
o En 1961, le procès Eichmann fut un tournant majeur dans la construction de la mémoire de la Shoah. Il y avait déjà eu Nuremberg, mais Nuremberg avait été surtout le procès des crimes du nazisme. Le procès Eichmann fut un procès pour l'histoire. Pour la première fois 111 témoins sont là pour « un désastre humain sans proportion ». Le procès a pour but de réduire le fossé entre Sabras et émigrés, d'éduquer la jeunesse et de faire prendre conscience du génocide commis contre les Juifs d'Europe.
o En 1967, la guerre des Six Jours est perçue comme une volonté ethnocide. Un parallèle est établi avec la Shoah et la rupture avec le communisme se concrétise.
o Dans les années 1970 et 1980, mémoire de la Shoah et identité juive nouent une relation intime. En France le combat pour ne pas oublier la Shoah devient un combat identitaire. Le Chagrin et la pitié de Marcel Ophuls, le livre de Paxton sur Vichy, la guerre du Kippour en 1973 (dont l'impact fut très violent aux EU) installent une mémoire juive revendicative. Des comptes sont demandés à l'Allemagne (Béate Klarsfeld). Le travail de Serge Klarsfeld a un retentissement extraordinaire. Le deuil s'effectue par l'écrit. Des procès Bousquet, Papon, Barbie sont des moments de mobilisation de la communauté et de diffusion dans l'opinion publique de la Mémoire de la Shoah. Aujourd'hui, le temps est à l'explosion des témoignages. Phase transitoire ou permanence ?
Conclusion : quels défis pose par l'enseignement de la Shoah ? Comment l'intégrer dans une éducation à la citoyenneté pour tous ?
o Son enseignement est difficile, c'est une mémoire douloureuse. Sa représentation se heurte à l'absence ou à l'effacement des traces avec le temps. Il faut chercher à éviter la banalisation de l'horreur, le relativisme des comparaisons génocidaires et la fascination des jeunes pour la « pornographie du cadavre ».
o Il faut en fait chercher à historiciser la Shoah, chercher à faire comprendre pourquoi et comment un petit nombre s'est arrogé le droit d'extermination. Il faut faire réfléchir sur les risques qui naissent quand on gère des êtres humains comme on gère un stock. Il faut relier la Shoah aux techniques de conditionnement des masses et à leur manipulation. Il faut faire réfléchir sur la notion de « crime de bureau » (affaire Papon) et sur la manière dont on commet un crime de masse.
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