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"Si rien ne change, l'humanité future habitera dans des cartons." Extraits de l'interview du sociologue américain Mike Davis par Télérama, 25 janvier 2008




Pendant plus de quarante ans, le sociologue américain Mike Davis a été de tous les combats progressistes. Dans son dernier livre, il dénonce l'émergence d'une planète de bidonvilles. Rencontre avec un militant intarissable.


La nouvelle est tombée au coeur de l'année 2007 : plus de la moitié des habitants de la planète sont désormais des citadins. En 2008, et chaque année à venir, plusieurs dizaines de millions de Terriens viendront gonfler les villes. Dans un livre au titre sans appel - Le Pire des mondes possibles -, un professeur de sociologie urbaine à l'université de Californie a décrit la réalité de cette urbanisation galopante : le « bidonville global ». Toute sa vie, Mike Davis a été un « foot soldier » : un fantassin, un militant de terrain. Quarante-cinq ans qu'il se bat - au propre comme au figuré -, Mike Davis ! A 16 ans, il est obligé de quitter l'école pour gagner sa vie : découpeur dans les entrepôts de viande, camionneur, chauffeur de bus pour touristes et... militant ! La politique, il est tombé dedans très jeune pour ne plus en sortir. Fils d'une catholique irlandaise, marxiste autodidacte et athée, viré du Parti communiste américain pour insoumission, familier des grandes manifs et du coup de poing, il est de tous les combats des années 60 et 70, pour les droits civiques notamment et contre la guerre du Vietnam. Cinq fois arrêté, cinq fois marié, révolté, passionné, intarissable. Nous sommes allés à sa rencontre à San Diego. A 62 ans, ce globe-trotteur impénitent nous attendait devant notre hôtel pour nous emmener crapahuter sur les collines arides qui cernent la ville. Il voulait que nous voyons cette garrigue escarpée où, jour et nuit, des clandestins mexicains venus de Tijuana tentent de passer aux Etats-Unis au milieu des rochers et des épineux. Nous montrer les terres brûlées par le gigantesque incendie du mois de novembre, qui a grillé des dizaines de plantes menacées.

 
Dans Le Pire des mondes possibles, vous évoquez une « planète de bidonvilles ». Qu'entendez-vous par là ?

Le Programme des Nations unies pour le développement prévoit qu'en 2020 plus de deux milliards de personnes vivront dans des taudis. Les habitants des bidonvilles représentent déjà près de 80 % de la population urbaine des pays les moins développés. Et demain, l'essentiel de la croissance démographique mondiale aura lieu dans les zones urbaines de ces pays, notamment dans leurs bidonvilles. Nous retrouvons, en ce début du XXIe siècle, le monde de Charles Dickens et d'Emile Zola. L'énorme bidonville de Kibera (Nairobi), par exemple, a plus d'habitants au mètre carré que les quartiers délabrés du Lower East Side, à New York, dans les années 1900. Si rien ne change, l'humanité future habitera dans des cartons : elle sera plus proche des premières habitations connues, au Proche-Orient, il y a huit mille ans, que de la vision futuriste d'une humanité logée dans des tours de verre et d'acier...
 
L'explosion des bidonvilles est un phénomène récent. Comment expliquer une croissance aussi forte et aussi soudaine ?
Le boom date des années 80, avec la croissance brutale de l'emploi urbain informel, c'est-à-dire des emplois qui n'entrent pas dans l'économie traditionnelle : embauches sans contrat, sans allocations chômage et sans respect du droit du travail. A chaque fois, c'est le même mécanisme qui se répète : l'agriculture de subsistance ayant de plus en plus de mal à se défendre face aux restructurations exigées par le marché, les campagnes se vident de leurs habitants au profit des villes. Ces nouveaux urbains tentent de refaire leur vie, mais pour y parvenir, ils ont besoin d'un coup de main de leur gouvernement... au moment précis où, presque partout, celui-ci décide de réduire son action et de diminuer les aides sociales. D'où ce phénomène nouveau : une croissance démographique urbaine forte, sans développement économique.
 
Comment les nouveaux urbains font-ils pour s'adapter à cette situation ?

Leur sens de l'improvisation, pour trouver du travail ou un logement, tient vraiment du miracle. Pourtant la situation est de plus en plus difficile : avant les années 90, les bidonvilles étaient des terrains, situés à la périphérie des villes, que les pauvres squattaient gratuitement jusqu'à ce que leur situation devienne légale. Aujourd'hui, on assiste à la privatisation des squats. Quelqu'un - un mafieux local, un fonctionnaire privilégié ou un politicien corrompu - parvient à s'emparer du terrain pour le vendre aux squatteurs. Du coup, les plus pauvres - ceux qui ne peuvent rien acheter - sont rejetés à la périphérie de la périphérie, à des dizaines de kilomètres parfois du centre-ville, comme à Lagos, au Nigeria, où certains habitants des taudis ont cinq ou six heures de trajet quotidien pour aller travailler. Et, surtout, ils sont parqués sur des sites inconstructibles, souvent dangereux à cause des glissements de terrain ou de la proximité de déchetteries toxiques.
 
Vous soulignez les effets dévastateurs de cet éloignement des bidonvilles...
Tant que les riches et les pauvres vivaient dans le même tissu urbain, ils développaient un certain sens de la solidarité. Aujourd'hui, ils ne se croisent plus jamais : les riches vivent dans des communautés fermées par des grilles, et les pauvres, rejetés à l'extrême périphérie, n'ont plus de contact avec les institutions. Leur souffrance est vite récupérée : souvenez-vous des responsables des attentats de Casablanca, il y a quelques années. La plupart de ces jeunes n'avaient jamais mis les pieds au centre-ville... Mais le plus effrayant n'est peut-être pas que notre monde devienne une planète de bidonvilles, c'est qu'il devient une planète de gangs ! Les études sur les bandes soulignent bien l'importance du prestige et de l'honneur dans l'appartenance à un gang mais elles ne disent pas assez que cette adhésion - et tous les trafics qu'elle implique - est aussi la conséquence de revenus trop faibles.
 
Le système D, l'économie parallèle et la débrouille offrent-ils toujours des solutions ?

Plus maintenant, car la capacité de l'économie informelle d'absorber les nouveaux urbains atteint ses limites. Partout, on manque de capitaux, on manque de terrains et dans le même temps il y a trop de main-d'oeuvre. Le nombre de femmes de ménage, de journaliers ou de vendeurs à la sauvette dont une grande ville a besoin n'est pas illimité ! La compétition fait rage pour ces petits boulots de subsistance et les gens ne peuvent survivre qu'en ajoutant des heures de travail à leurs (déjà) longues journées de boulot. Les effets politiques, psychologiques et sociaux de cette pression ne se font d'ailleurs pas attendre. Les violences raciales ou ethnoreligieuses augmentent, car chaque communauté donne la priorité à ses membres quand il s'agit d'embaucher. En Inde, les hindous emploient des hindous, les musulmans des musulmans... Inutile de se voiler la face : souvent, dans les bidonvilles, ce sont des pauvres qui font pression sur d'autres pauvres, tout simplement pour nourrir leur famille.
 
Dans les années 80, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international sont intervenus auprès d'un certain nombre d'Etats pour les aider. Quel a été l'effet de ces réformes ?
Ce fut un désastre : le FMI et la Banque mondiale ont imposé rigueur budgétaire et réduction drastique des investissements publics aux gouvernements des pays en développement au moment précis où la déréglementation agricole forçait les pauvres à quitter les campagnes pour les villes. Face à l'explosion des bidonvilles, qu'a fait la Banque mondiale ? Elle a contourné les gouvernements et créé tout un réseau d'ONG. Certaines font du bon boulot mais la plupart tendent malheureusement à se substituer aux organisations politiques et sociales locales, et favorisent une nouvelle forme de clientélisme. Aujourd'hui, on met en avant des solutions comme le microcrédit. Encore une bonne idée... sauf qu'elle ne concerne que peu de monde et ne produit pas l'effet de levier dont a besoin une économie de bidonville. Dans une ville comme Lima, au Pérou, ou dans certaines villes africaines, le microcrédit a même tendance à favoriser l'exploitation des plus pauvres par ceux qui le sont un petit peu moins. Je ne crois pas, pour ma part, qu'on puisse parer à la croissance démographique des villes sans entreprendre des investissements massifs.[...]
 

Olivier Pascal-Moussellard

Télérama n° 3028


23/07/2008
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