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"Marie Chaix et Anne Sylvestre, deux sœurs et un secret d'enfance" Télérama, juillet 2008 (extraits)

Anne, auteur-compositeur, est née avant la guerre ; Marie, écrivain, dans la France occupée. Les deux sœurs partagent un lourd passé. Et l'art des mots pour briser le silence.


L'une est née avant guerre, en 1934, et l'autre dans la France occupée, huit ans plus tard. La première, Anne Sylvestre, est devenue auteur, compositrice et interprète ; ses chansons pour adultes, curieusement moins connues que ses Fabulettes enfantines, sont parmi les plus belles du répertoire français. La seconde, Marie Chaix, est devenue écrivain. En 1974, dans un premier livre choc, Les Lauriers du lac de Constance, elle osait raconter sa famille déchirée : un père collaborateur, bras droit de Doriot, parti en Allemagne en 1944 puis emprisonné à Fresnes après la Libération ; la perte d'un frère, qui avait suivi son père à la toute fin de la guerre, et qui disparut sous un bombardement allié. Pendant longtemps, Anne n'a rien dit de ce passé-là, trop lourd à avouer, demandant à sa petite soeur de taire leurs liens de famille. Aujourd'hui, à 74 ans, elle parvient enfin à en parler, y faisant même une allusion très claire sur son dernier disque, sorti l'an passé. Quant à Marie, elle continue d'explorer dans des livres bouleversants et pudiques les terres de leur enfance. Chagrin jamais éteint mais écriture salvatrice. Les voici qui croisent leurs regards et leurs souvenirs, côte à côte en interview, pour la première fois.

 

L'une des chansons d'Anne s'intitule Ecrire pour ne pas mourir... C'est un peu votre histoire, à l'une et à l'autre ?


Anne Sylvestre : Dès l'âge de 11 ans, j'ai su que j'écrirai. J'avais commencé à rédiger des histoires dans des cahiers, que j'ai perdus à la fin de la guerre, quand on a été obligées de quitter notre appartement. Mais l'écriture était déjà un geste naturel. Plus tard, elle est devenue davantage : une nécessité physique, un moyen de survivre, vraiment ! Je l'ai réalisé un jour où je suis tombée malade. J'avais la tête vidée... Quand j'ai pu rependre un stylo, mon premier texte fut Ecrire pour ne pas mourir. L'urgence et le remède. J'ai tendance à l'oublier trop souvent.

Marie Chaix : Moi, je ne me suis jamais dit : « Je vais écrire pour m'en tirer. » Mais avec le recul, j'ai compris en effet que pouvoir écrire avait été une chance, une ouverture, qui nous a aidées à vivre. Malgré tout, je connais encore des périodes de non-écriture - la dernière a duré huit ans et elle était épouvantable ! Quand on écrit, c'est comme si on traversait la Seine à la nage sans se poser de questions, sinon on se noierait. Bien sûr, il y a de la survie là-dedans.


C'est rare, deux soeurs qui écrivent... L'une a entraîné l'autre ?


MC : Anne m'a beaucoup entraînée, et le fait qu'elle écrive a été pour moi libérateur... J'ai mis du temps à l'accepter. Au début, si on m'avait dit : « Vous faites comme votre soeur », j'aurais répondu : « Foutez-moi la paix ! » D'autant que je n'ai pas eu du tout la même approche qu'elle : d'emblée, j'ai décidé d'écrire un livre sur la famille et sur notre père ; Anne n'aurait pas commencé par là. Mais si je l'ai fait, c'est parce qu'elle avait ouvert le chemin... en n'en parlant pas.

AS : De temps en temps, pourtant, je lâchais une allusion dans une chanson... Ça me semblait transparent alors que c'était totalement opaque ! Il y a des choses qu'on ne chante pas, et qu'on a du mal à dire. En 1966, un journaliste m'a interviewée pour un petit bouquin et j'ai réussi à faire l'impasse totale sur l'histoire de mon père ! Un vrai tour de force, une omission terrible et formidable. Je me cachais. Cela étant, j'ai pu dire sans mentir que j'avais eu une enfance très protégée. J'étais une petite fille avec un tablier à volants à qui on chantait des chansons, qui avait sa balançoire, son jardin, ses deux frères... Il y avait des silences et des moments de peur, mais je ne l'ai réalisé qu'après.

MC : Nous avions autour de nous un vrai mur d'amour : maman, bien sûr, et Juliette, la « bonne », une femme merveilleuse, arrivée chez nous en 1937 et devenue un membre à part entière de la famille. Après la guerre, alors qu'on ne pouvait plus la payer, elle est restée en disant : « Si je m'en vais, qui s'occupera des enfants ? »

AS : Justement, j'ai des souvenirs de soirées d'angoisse où maman restait seule dans le noir alors que Juliette me prenait sur ses genoux et me chantait « Tout va très bien, madame la Marquise... »


La chanson était déjà une consolation ?


AS : Ah oui ! Et quand j'ai eu une vingtaine d'années, j'ai commencé à en écrire. A l'époque, les femmes étaient seulement des interprètes, à l'exception de Nicole Louvier. Quand je l'ai entendue à la radio, jeune femme d'à peu près mon âge qui écrivait et composait elle-même, j'ai su que c'était possible ! Il m'a fallu encore trois ans pour oser me produire devant des gens. Jusque-là, je me réservais à un public très familial.

MC : Elle me jouait ses chansons dans la salle de bains : c'était l'endroit qui résonnait le mieux, et surtout où on nous fichait la paix ! J'avais 14 ans, elle en avait 22, j'étais prise dans son mouvement, éberluée d'amour et d'admiration. Notre père aussi était revenu à la maison, à la suite d'une amnistie générale des prisonniers politiques, en 1955. Il a assisté aux débuts d'Anne. Il avait une place et une autorité à reprendre. Il allait l'écouter, il était son premier fan. [...]


De voir cette grande soeur se mettre en danger vous a-t-il incitée à écrire ?


MC :
A l'époque je n'y pensais pas, je rêvais de théâtre mais mon père ne voulait pas. Après sa mort, en 1963, j'ai dû me chercher un boulot, d'abord dans l'édition puis, en 1966, auprès de Barbara, dont je suis devenue l'assistante. [...]

Je me suis mise à écrire plus tard, à la mort de maman, en 1971. Un jour, je suis rentrée chez moi et, en une dizaine de pages, j'ai raconté un voyage en train et en autobus qu'on faisait tous les samedis quand notre père était à Fresnes. C'est sorti comme ça, spontanément. J'ai voulu creuser. J'ai montré ces pages à une amie, qui m'a encouragée à continuer.


Et à Anne ?


MC :
Rien du tout, ça me semblait impossible de lui montrer : je touchais quelque chose de trop brûlant, je ne pouvais pas l'impliquer là-dedans. On ne s'en était jamais parlé ! Pendant deux ans, j'ai écrit et Anne ne le savait pas... Je ne voulais être influencée par personne. J'avais une innocence totale, un naturel qui me faisait avancer. J'ai raconté cette histoire de mon angle de vue. J'y parle peu de ma soeur d'ailleurs. On n'a jamais la même enfance...

AS :
Huit ans de différence, c'est énorme : ce que Marie décrit, je ne l'ai pas vécu de la même façon. Quand elle m'a finalement parlé de son livre, j'ai été terrorisée. Prise d'une panique terrible. Je me suis sentie démasquée. Depuis toujours, même si je montais sur scène, j'avais un secret, honteux. J'étais sûrement idiote de penser pouvoir le cacher - d'ailleurs, pas mal l'ont su et m'ont mis des bâtons dans les roues. Mais je me serais fait couper en morceaux plutôt que de le raconter ! Il n'y a qu'avec les amis que je me sentais obligée de le confesser, sans jamais savoir s'ils allaient continuer à m'aimer.


La confession implique l'idée d'un péché, d'une culpabilité...


AS :
Bien sûr. Une illégitimité. Même le chagrin était illégitime, puisqu'on était du mauvais côté. Je n'avais pas le droit de pleurer mon frère. On me disait : « Vous ne l'avez pas volé ! » Je me rappelle un garçon à qui j'avais confessé la chose et qui m'avait larguée en disant : « Moi, j'aime mon pays. »

MC : Quand j'ai mis les pieds dans le plat avec mon secret de famille, le temps avait joué en ma faveur : Les Lauriers... a été publié en 1974, la parole commençait à se libérer, il y avait eu des films comme Le Chagrin et la Pitié. J'ai travaillé à partir des cahiers de mon père, rédigés en prison. Maman me les avait confiés, et, pendant des années, ils étaient restés là, brûlants, posés sur ma table de nuit. Quand finalement je les ai ouverts, ils m'ont sauté à la tête... J'ai passé des mois, ensuite, dans les bibliothèques à dévorer les livres et les articles, pour vérifier ce que mon père racontait. Quand Anne a lu mon manuscrit, elle m'a écrit une très longue lettre qui disait : « Vas-y, publie ton livre. La seule chose que je te demande, c'est de ne pas dire que tu es ma soeur. » C'était une entente entre nous. A l'époque, personne ne l'a su.

AS : Tu ne t'en doutais pas, mais j'ai découvert plein de choses dans ton livre. Moi, je n'étais pas allée chercher. Cette histoire-là, je l'avais vécue. Notre frère Jean, je l'ai toujours attendu. Et le départ de papa avait été un arrachement... A 10 ans, j'avais eu le temps de le connaître et de l'aimer ! En 1948, au moment de son procès, j'ai été mise en quarantaine à l'école. Quand on partait pour la prison, je disais qu'on allait à Antony pour ne pas prononcer le mot « Fresnes »... Avec toujours ce crève-coeur à la fin du parloir quand toi, la petite, tu avais le droit de l'embrasser et pas moi, parce que j'étais trop grande. Lorsqu'il est revenu dix ans plus tard, je ne lui ai pas posé la moindre question. Je voulais lui foutre la paix. Si maintenant je le tenais là, je lui dirais : « Mais qu'est-ce qu'il t'a pris d'être aussi con ! »

MC : La première fois que je l'ai vu, j'ai dit : « Bonjour, monsieur » Mon père vivait derrière les grilles, je ne l'avais jamais connu ailleurs. J'avais 2 ans quand il est parti en Allemagne. J'étais jeune. Pour moi, Fresnes, c'était presque une excursion.

AS : Tu te souviens que tu jouais avec ton ours ? Tu le mettais dans un petit fauteuil qui avait des barreaux et tu disais : « Je vais voir mon mari. »

MC : C'est peut-être justement parce que j'ai vécu tout cela avec plus de distance, à cause de mon âge, que j'ai eu ce besoin de fouiller et d'en savoir davantage.


Anne, vous en avez voulu à votre soeur de publier ce livre ?


AS : Bien sûr que non. D'abord elle avait le droit, ensuite elle a eu raison. J'en aurais été incapable, j'ai toujours été nulle en histoire, je n'ai jamais rien compris. Toute mon enfance, j'ai entendu : « Ne touche pas à la politique, elle a fait notre malheur. » Ça marque durablement. Aujourd'hui encore, quand j'ai un journal devant les yeux, je disjoncte complètement. Je n'aurais pas pu aborder le sujet comme elle l'a fait.


Reste qu'un an après Les Lauriers..., vous avez écrit une chanson magistrale, Une sorcière comme les autres, où pour la première fois vous faites allusion à votre père et à votre frère disparu en Allemagne... Est-ce un hasard ?


AS : Je ne sais pas. Cette chanson-là, j'ai eu l'impression de l'écrire sous la dictée. D'ailleurs, j'ai eu très peur de la faire écouter à Marie. J'étais très très émue quand elle l'a entendue, pour la première fois, lors d'un concert.

MC : Et moi j'en ai pleuré ! Tout comme avec Roméo et Judith, une chanson sur l'injustice sur fond d'antisémitisme... Moi aussi, j'avais essayé d'écrire sur ce thème mais on m'avait dit : « Vous n'avez pas le droit de parler au nom d'un Juif : non seulement vous ne l'êtes pas, mais en plus, vous êtes la fille d'un collabo ! » Ça m'avait renvoyée dans mes cordes. Avec sa chanson, Anne est arrivée à exprimer ce que je n'avais pas pu dire, ou qu'on ne m'avait pas permis de dire.


Une femme vous avait aidée à dire les choses, c'est Barbara. Et elle était juive...


MC : Elle ne le revendiquait pas, ni dans son écriture ni dans sa façon d'être, mais il y avait cet arrière-fond... A 24 ans je suis devenue son assistante, par hasard - un hasard complet mais bizarre, qui m'a posé des problèmes de culpabilité terrible vis-à-vis de ma soeur chanteuse. Le fait de l'avoir approchée a beaucoup compté pour moi, notamment dans le déclenchement de l'écriture. Un jour, elle a voulu que je lui parle de ma famille. Je me souviens m'être sentie très mal de lui « avouer » tout cela. Mais elle m'a dit : « Echangeons nos morts, ils sont tous pareils. » Elle a été la première à me suggérer d'écrire.


L'écriture vous a-t-elle permis de tout évacuer ?


AS : Bien sûr que non. On creuse toujours autour du même trou, et ça reste très difficile, même soixante ans après. On doit aller à la pêche, il y a des algues et de la vase. C'est une ambivalence permanente. Je n'arrive pas à me défaire, comment dire ?, d'une culpabilité. Ce n'est pas juste d'en vouloir aux enfants que nous étions, mais je n'arrive pas non plus à trouver cela injuste. Je le comprends. Pour un peu, je trouverais même ça légitime. Tant que les victimes de la guerre continueront à souffrir, on continuera à être coupables.

MC : On n'est jamais quitte de ce passé-là. Pour mon dernier livre, L'Eté du sureau (2005), il m'est revenu en pleine face : j'ai reparlé de mon père, de ma mère, de mes frères... Dans toutes les familles, certains s'en sortent très bien et d'autres pas du tout. Je crois qu'on s'en est finalement pas mal sorties ! On aurait pu devenir folles, j'en connais d'autres... Maintenant, je voudrais que ce soit Anne qui raconte cette histoire, avec son regard à elle. Tu m'as appris tellement de choses, avec toi je n'avais pas peur. Les événements ne nous ont pas marquées de la même façon, et c'est normal. Je voudrais savoir comment tu les as perçus.

AS : J'y ai pensé... Mais pas à travers un livre, plutôt une expression théâtrale. Mais je ne suis pas sûre de le faire un jour.


Vous avez essayé ?


AS : Oui. Oui. Plusieurs fois.


Propos recueillis par Valérie Lehoux

Télérama n° 3053

Ecrire pour ne pas mourir chanson écrite et interprétée par Anne Sylvestre pour chercher à guérir de tous les "mots" qu'elle ne pouvait pas dire :



Découvrez Anne Sylvestre!


25/07/2008

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